La république des mers

Publié le par Grassineau Benjamin

Nous voguions sur un de ces bateaux modernes qui fendent les flots superbement avec la vitesse de quinze à vingt nœuds à l’heure, et qui tracent une ligne droite de continent à continent malgré vent et marée. L’air était calme, le soir était doux et les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel noir. On causait à la dunette, et de quoi pouvait-on causer si ce n’est de cette éternelle question sociale, qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la sphinge d’Œdipe. Le réactionnaire du groupe était pressé par ses interlocuteurs, tous plus ou moins socialistes. Il se retourna soudain vers le capitaine, le chef, le maître, espérant trouver en lui un défenseur-né des bons principes :

"Vous commandez ici ! Votre pouvoir n’est-il pas sacré, que deviendrait le navire s’il n’était dirigé par votre volonté constante ?"

"Homme naïf que vous êtes, répondit le capitaine. Entre nous, je puis vous dire que d’ordinaire je ne sers absolument à rien. L’homme à la barre maintient le navire dans sa ligne droite, dans quelques minutes un autre pilote lui succédera, puis d’autres encore, et nous suivrons régulièrement, sans mon intervention, la route accoutumée. En bas les chauffeurs et les mécaniciens travaillent sans mon aide, sans mon avis, et mieux que si je m’ingérais à leur donner conseil. Et tous ces gabiers, ces matelots savent aussi quelle besogne ils ont à faire, et, à l’occasion je n’ai qu’à faire concorder ma petite part de travail avec la leur, plus pénible quoique moins rétribuée que la mienne. Sans doute, je suis censé guider le navire. Mais ne croyez-vous pas que c’est là une simple fiction ? Les cartes sont là et ce n’est pas moi qui les ai dressées. La boussole nous dirige et ce n’est pas moi qui l’inventai. On a creusé pour nous le chenal du port d’où nous venons et celui du port dans lequel nous entrerons. Et le navire superbe, se plaignant à peine dans ses membrures sous la pression des vagues, se balançant avec majesté dans la houle, cinglant puissamment sous la vapeur, ce n’est pas moi qui l’ai construit. Que suis-je ici en présence des grands morts, des inventeurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à traverser les mers ? Nous sommes tous leurs associés, nous, et les matelots mes camarades, et vous aussi les passagers, car c’est pour vous que nous chevauchons les vagues, et en cas de péril, nous comptons sur vous pour nous aider fraternellement. Notre œuvre est commune, et nous sommes solidaires les uns des autres !"

Tous se turent et je recueillis précieusement dans le trésor de ma mémoire les paroles de ce capitaine comme on n’en voit guère.

 

Ainsi ce navire, ce monde flottant où, d’ailleurs les punitions sont inconnues, porte une république modèle à travers l’océan malgré les chinoiseries hiérarchiques. Et ce n’est point là un exemple isolé. Chacun de vous connaît du moins par ouï-dire, des écoles où le professeur, en dépit des sévérités du règlement, toujours inappliquées, a tous les élèves pour amis et collaborateurs heureux. Tout est prévu par l’autorité compétente pour mater les petits scélérats, mais leur grand ami n’a pas besoin de tout cet attirail de répression ; il traite les enfants comme des hommes faisant constamment appel à leur bonne volonté, à leur compréhension des choses, à leur sens de la justice et tous répondent avec joie.

Une minuscule société anarchique, vraiment humaine, se trouve ainsi constituée, quoique tout semble ligué dans le monde ambiant pour en empêcher l’éclosion : lois, règlements, mauvais exemples, immoralité publique. Des groupes anarchistes surgissent donc sans cesse, malgré les vieux préjugés et le poids mort des mœurs anciennes.

Notre monde nouveau pointe autour de nous, comme germerait une flore nouvelle sous le détritus des âges. Non seulement il n’est pas chimérique, comme on le répète sans cesse, mais il se montre déjà sous mille formes ; aveugle est l’homme qui ne sait pas l’observer.

 

Elisée Reclus

L'Anarchie

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J
Le noeud à l’heure n’est pas une unité de vitesse mais d’accélération. En supposant qu’il fallait lire noeud PAR heure. Ainsi “15 noeuds par heure” fait passer en une heure d’une vitesse de 10 noeuds (par exemple) à une vitesse de 25 noeud. Le noeud étant une unité de vitesse valant 1 mille nautique par heure. Le mille nautique étant une unité de distance valant une minute d’angle sur un méridien terrestre, soit 1856 mètres.
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